Les Carticasinchi

Première partie.

Au risque de beaucoup décevoir, je laisserai de côté, pour l’instant, toute tentative de reconstitution du passé de Carticasi de la préhistoire jusqu’au XVIème siècle, à peu près. Je ne dispose, en effet, à ce jour d’aucun élément fiable sur lequel m’appuyer.

Tout juste oserai-je évoquer deux ou trois idées très rapides :

  • il n’y a pas un, mais plusieurs villages, qui vont soit coexister, soit se succéder sur l’ensemble du site entre la pointe de l’éperon rocheux « a cima » à l’ouest (où se trouve aujourd’hui le château d’eau), et les hauts contreforts à l’est (après la maison de Dominique et Batti Calzarelli).
  • il existe vraisemblablement des vestiges, des traces du passé, qu’il conviendrait de mettre en commun.

A l’époque « moderne », que peut-on constater ? Par exemple, les documents d’état civil, de 1750 environ à nos jours, montrent que les deux noms de famille les plus répandus dans le village, et de loin, sont TERRAMORSI et ORSINI, et ils semblent y être présents depuis très longtemps. La similitude s’arrête là, car autant le nom ORSINI est répandu dans toute la Corse et bien au-delà, autant il semble bien que le nom TERRAMORSI soit apparu à Carticasi. J’en veux pour preuve que, à ce jour, tous les porteurs de ce nom, où qu’ils soient aujourd’hui, se rattachent à cette souche. C’est d’ailleurs le seul cas.

Sur le continent, l’usage des noms de famille tels que nous les connaissons, s’est fixé depuis 5 à 600 ans environ. Il semble qu’en Corse, seuls les noms des nobles et des notables soient aussi anciens. Les registres ne généralisent l’usage du patronyme que dans la deuxième moitié du XVIII ème siècle. Je parle là, évidemment, de traces écrites. Qu’en était-il au plan oral ? Il est très difficile de le savoir. On notera par ailleurs que cela coïncide avec le « passage » de la Corse sous autorité française, sans qu’il y ait toutefois de rapport direct.

A propos des registres, il faut rappeler qu’ils n’ont jamais été consignés en langue corse. Celle-ci est en effet une langue orale, et ne prend sa forme écrite que très récemment. Jusqu’au début du XVIII ème siècle, les très rares registres disponibles sont tenus en (mauvais) latin, par les curés locaux. Puis, de 1750 à 1850 environ, ils sont rédigés en toscan, langue correspondant à l’italien actuel. Après 1850, ils sont rédigés en français.

Avant la généralisation de l’emploi des patronymes, un individu, en Corse comme ailleurs, était désigné par un prénom, en général suivi de « fils de … », qui servait à différencier tous ceux qui, dans un même village, portaient le même prénom. Ceci explique également que des prénoms rares soient, encore de nos jours, très répandus dans certaines familles, la tradition étant longtemps respectée de donner au nouveau-né le ou les prénoms de ses grands-parents (on ne donnait jamais à un enfant le prénom d’un proche vivant). L’habitude d’identifier la famille proche par un nom générique s’est instaurée petit à petit.

Sur le continent, ce nom, qui s’est fixé peu à peu, avec parfois des variantes accidentelles, provenait souvent d’un nom de lieu, village souche de la famille en question, d’une particularité physique ou enfin d’un prénom.

En Corse, c’est cette dernière origine qui est, de très loin, la plus répandue (Mattei, Albertini, Pasqualini, Mariani, Stefani, Franceschi, etc), même si l’on trouve aussi des noms d’origine géographique (Calzarelli, Piobetta, Saliceti, ) ou liés à des particularités physiques (Rossi, Biancu ).

Voici d’ailleurs, pour Carticasi, l’origine et la signification possibles (il faut toujours rester prudent dans ce domaine ) des principaux noms de famille :

  • ALBERTINI: ce patronyme porté par environ 1% des insulaires, dérive du prénom Albertu. Albert signifie «noble et brillant». Pour Carticasi, le nom vient de Piedipartino, en passant par Taglio-Isolaccio, mais le berceau reconnu de tous les Albertini de Corse serait Albertacce, dans le Niolu.
  • ANGELI : vient du prénom Angelu. Ange signifie «messager ». Dans la région, le nom vient d’Erone.
  • BARIANI : Le nom est porté en Corse, mais on le rencontre aussi dans le nord de l’Italie, notamment en Lombardie.
    – soit il désigne celui qui est originaire de la commune de Bariano (Lombardie, province de Bergame), éventuellement de Castelnovo-Bariano (Vénétie).
    – soit il provient d’une altération du surnom « variani », qui désigne un métis, issu d’origines variées. Ce dernier nom se rencontre en Sardaigne, ce qui pourrait être une origine possible.
  • BIAGGINI : Diminutif de Biagio (ou Biaggio), nom de baptême italien correspondant au prénom Blaise. Autres diminutifs : Biagelli, Biagetti, Biaggelli, Biaggetti, etc. Pour Carticasi, le nom viendrait de Favallelo.
  • BONAVITA : On le trouve en Savoie, sous sa forme Bonnevie. Il prend sa forme souche en Italie et en Corse. C’était sans doute au Moyen Âge un nom de baptême destiné à porter chance au nouveau-né.
  • CALZARELLI : Plusieurs hypothèses. Pourrait désigner celui qui fait les chaussures, le cordonnier, ou, au contraire, celui qui va pieds nus. Pour Carticasi, le nom viendrait de la tour de Calzarellu, dans la région de Prunelli-di-Fiumorbu, là où le Fiumorbu se jette à la mer. Il faut toutefois noter que les Calzarelli de Carticasi venaient d’Erone.
  • DONSIMONI : Nom peu répandu à Carticasi, il vient du prénom Simon. Dans la région, il viendrait de Piedicroce.
  • GUELFUCCI : Ce patronyme, présent depuis un siècle (origine Sermanu), vient du vieux prénom Guelfuccio, avec le sens de «sage».
  • MATTEI : Du prénom Matteu, forme corse de Mathieu. Nom de baptême illustré par l’apôtre et évangéliste, qui symbolisait l’homme dans son rapport avec Dieu. Le nom vient de l’hébreu Mattai (mattay qui vient lui-même de mattithyahû= cadeau de Yavhé) qui a donné le grec Matthaios (latin Matthaeus).
  • ORSINI : Un des noms les plus répandus, en Corse comme en Italie, c’est un diminutif de Orso, nom de personne d’origine latine (URSUS= ours). Même si quelques saints ont porté ce nom, il semble que Orso se soit surtout développé en Italie du nord, grâce à l’idée de force, symbolisée par l’ours. Le nom était sans doute donné à un nouveau-né, souvent le premier garçon, pour lui porter chance, et lui donner la force tranquille de l’ours.
  • RENUCCI : La terminaison en « ucci » pourrait suggèrer quelqu’un ou quelque chose de petit, avec, éventuellement, une nuance péjorative. Dans cette hypothèse, cela pourrait désigner, un peu par moquerie, un petit roi, un roitelet, quelqu’un qui se prendrait pour plus important qu’il n’est .
    Par ailleurs, ce pourrait aussi être un diminutif construit sur le vieux prénom Rinuccio, qui correspond à René, avec la même étymologie : « re né », soit né à nouveau, désignant quelqu’un qui commencerait une nouvelle vie.
    Ce patronyme, présent dans toute la Corse, pourrait être originaire de Ciamanacce.
  • ROCCHI : Du prénom Roccu, Roch, du latin rubeus : «roux». Pour Carticasi, le nom vient de Rusio.
  • SABIANI : Patronyme apparu depuis 1800 environ, originaire du Niolu, forme corse de Sabin, du prénom Sabianu. Les Sabins, peuple libre de l’Italie antique, ont défié Rome 700 ans avant Jésus-Christ. Pour Carticasi, le nom vient de Casamaccioli, dans le Niolu.
  • SAROCCHI : Vient des prénoms Cesaru, abrégé en Sar (César dérive d’un mot étrusque, avec le sens de «dieu») et Roccu. Pour Carticasi, le nom vient de Rusio.
  • SANSONI – SANSONETTI : Le patronyme correspond à Samson, nom hébreu illustré par un héros biblique, adopté comme prénom. Sous cette forme, on le rencontre en Normandie (50, 76), mais aussi en Italie, en particulier en Vénétie. Autres formes italiennes : Sansone (Italie du Sud et Piémont), Sansoni (Lazio, Toscane, Nord), Sanzone (Sicile), Sanzoni. Diminutifs: Sansonetti, Sansonnetti (Corse).
  • TADDEI : Le nom est fréquent en Italie, en particulier en Toscane, ainsi qu’en Corse. C’est le pluriel filiatif de Taddeo, rencontré pour sa part comme patronyme surtout en Campanie. Il s’agit d’un nom de personne, équivalent du français Thaddée (origine incertaine, sans doute l’araméen tadday=celui qui est nourri, mais on pense souvent à l’adaptation d’un nom grec dérivé de theos=dieu). Thaddée est l’un des douze apôtres, appelé aussi Jude. Pour Carticasi, le nom vient de Bustanicu.
  • TERRAMORSI : Deux explications suggérées :
    – soit Terram Orsi : la terre des ours, désignant les premiers habitants d’une terre où l’on trouve des ours ou, de façon plus symbolique, des filles ou fils d’ours, par allusion à des chamans corses .
    – soit une déformation du nom de Saint Elme ou Erasme, martyr du IVe siècle, dont le nom italien, Sant Erasme, aurait donné la forme abrégée T’erasm, puis T’eram, associé au surnom Orsi, très répandu en Corse et en Italie où il a donné le prénom masculin Orso, le féminin Orsola et le nom Orsini .

Pour en revenir aux statistiques et compléter le tableau, voici, pour Carticasi, la répartition des 10 noms de famille regroupant le plus grand nombre d’individus de 1750 à nos jours :

Rang

NOM

Nombre de

personnes

1

TERRAMORSI

320

2

ORSINI

313

3

RENUCCI

103

4

BARIANI

93

5

CALZARELLI

87

6

BONAVITA

77

7

MARJ (MARI)

76

8

MARCELLI

70

9

SERPENTINI

52

10

ROCCHI

48

Comme on le voit, après les TERRAMORSI et les ORSINI, ceux qui reviennent le plus fréquemment sont RENUCCI, BARIANI, CALZARELLI. A eux cinq, ces patronymes regroupent plus de la moitié des carticasinchi depuis les origines.

Une hypothèse affirme que des Terramorsi seraient arrivés les premiers (hypothèse notamment défendue par des Terramorsi ).

On peut, à cet égard, remarquer que le nom de Terramorsi est resté très rare en Corse, jusqu’au milieu du XXème siècle, en dehors de Carticasi. C’est même le seul dans ce cas.

Donc, vers le XVIème siècle, des Terramorsi vivraient en Balagne (à Cateri en particulier). Impliqués dans une vendetta, une « pace » (pacte de paix) les contraint, pour mettre fin à la vendetta, à l’exil vers les « alti casi » – les « maisons hautes » – terme qui pourrait avoir donné, par déformation, le nom de CARTICASI. Ils seraient ainsi les fondateurs de Carticasi, ou presque, puisque la même hypothèse ajoute, pour être tout à fait honnête, qu’ils auraient trouvé là quelques bergers dans leurs cabanes, à l’est et au-dessus du village actuel, au lieu-dit « cavale reghja », dans la montagne, et que ces bergers seraient des Orsini. Rappelons, au passage, que, contrairement au nom de Terramorsi, le nom de Orsini est très répandu en Corse et en Italie. On peut ainsi penser que les Terramorsi peuvent provenir d’une seule souche, alors qu’il ne peut en être de même pour les Orsini, même ceux qui sont au village depuis des générations.

Du fait de la stabilité des habitants depuis toujours dans leur village d’origine (tout au moins jusqu’aux deux guerres mondiales, qui ont marqué en Corse comme sur le continent l’importance de l’exode rural), il est mathématiquement obligatoire que les familles installées là depuis 4 ou 500 ans soient liées par un ou plusieurs cousinages, d’autant qu’il n’était pas rare, comme chez les Orsini, que des homonymes se marient entre eux. Il faut se souvenir à ce propos que les mariages, jusqu’à une date récente, étaient, la plupart du temps, « arrangés » pour des raisons de patrimoine, ou d’intérêts divers.

Sur Carticasi, ce cousinage a été facilement démontré par le dépouillement des registres d’état civil. Mais la principale surprise, à ce sujet, a été de retrouver, dans la généalogie de tous les descendants (à une exception près ) de carticasinchi vivants aujourd’hui, le même personnage. Il s’agit de Gianpasquino ORSINI, et de ses deux épouses successives, la seconde étant Stella Maria BARIANI, qui vivaient entre 1740 et 1800. Tous les ont dans leurs ancêtres, au moins une fois, le record étant détenu, à tout seigneur tout honneur, par Jean Renucci, Monsieur le Maire, qui les a cinq fois parmi ses ascendants. Ils auraient donc pratiquement à eux seuls peuplé le village, ce qui semble improbable, puisque, à cette époque (recensement de 1771), le village compte plus de 180 habitants. Il faut noter que, si cette particularité est la plus spectaculaire, d’autres liens unissent les familles de descendants de carticasinchi deux par deux, vérifiant ainsi que le village a vécu en autarcie pendant des siècles.

On peut aussi constater que le fait, pour un habitant d’aujourd’hui, de s’appeler Orsini, Terramorsi ou Taddei, par exemple, ne signifie pas que son ascendance soit composée uniquement d’Orsini, de Terramorsi ou de Taddei. Bien au contraire, statistiquement, le nom dominant (c’est-à-dire celui qui revient le plus fréquemment parmi les ancêtres) est souvent autre que celui porté par le descendant. Tel Orsini comptera ainsi plus de Terramorsi ou de Mari que d’Orsini parmi ses ascendants. D’ailleurs, en fait, chaque famille compte au moins un représentant de tous les noms possibles sur Carticasi, ce qui est heureux, pour limiter la consanguinité.

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